S’attaquer à la propriété privée : briser un tabou dans la gauche

 

Dans un précédent article sur ce site de la Pointe Libertaire (août 2019), nous faisions état du litige entre le 7 À NOUS et l’association culturelle Fonderie Darling/Quartier Éphémère, devenu avec le temps un enjeu de propriété.

En vue de dénouer l’impasse, le 7 À NOUS mettait sur la table en juin 2019 une proposition d’aménagement des espaces pouvant accueillir le projet RAIL de la Fonderie Darling/Quartier Éphémère au sein d’une propriété unique et collective.

Plus d’un an plus tard, Fonderie Darling/Quartier Éphémère refuse toujours d’en discuter. Au contraire, les seules réponses obtenues par le 7 À NOUS ont été plusieurs menaces de poursuites légales.

Ce refus de discuter ou de négocier quoi que ce soit avec le 7 À NOUS fait ressortir que le litige de fond est bel et bien l’enjeu de la propriété et que cet enjeu de propriété conditionne, au moins en partie, ce refus d’interaction avec une dynamique autogestionnaire de la part de Fonderie Darling/Quartier Éphémère.

Le bâtiment 7 et l’enjeu de la propriété privée

Tout débute avec la démolition sauvage d’une partie du bâtiment 7 le 22 février 2009. Lors de cette rencontre d’urgence d’un groupe de militantEs locaux, qui devait devenir le collectif 7 À NOUS, un mot d’ordre sort à l’unanimité : « cette propriété doit appartenir à la communauté gratuitement ». La lutte est lancée, on veut mettre la main sur le bâtiment 7 en dehors de la logique du marché. Cette lutte victorieuse s’est concrétisée lorsque le 7 À NOUS est devenu « légalement » propriétaire du bâtiment en avril 2017.

Faisant partie à la fondation du 7 À NOUS, Fonderie Darling/Quartier Éphémère quitte sans raison en 2013. S’étant attribué un « ayant droit de propriété » (longue histoire) Fonderie Darling/Quartier Éphémère menace aujourd’hui l’intégrité du projet Bâtiment 7 en voulant scinder le B7 en 2 propriétés distinctes.

Ce positionnement de la part de Fonderie Darling/Quartier Éphémère fragilise à l’interne l’écosystème du B7 et l’idée de propriété unique et collective promue dès 2009. Bref, faute de débats larges, des personnes n’étaient plus certaines que ça valait la peine de faire de l’enjeu de la propriété, un objet de lutte.

Après un long cheminement au sein du B7, et face au blocage de Fonderie Darling/Quartier Éphémère, le cercle général (assemblée générale) du Bâtiment 7 a adopté, le 2 juillet dernier, le positionnement suivant :  Que le projet de développement du Bâtiment 7 continue à se réaliser dans le cadre d’une propriété unique et que le 7 À NOUS défende cette position dans l’espace public.

Cette position est très importante dans un contexte difficile à tout égard (financier, organisationnel, etc.). Le 7 À NOUS aurait pu « lâcher prise ». Dire, BOF, on leur cède une partie de la propriété et n’en parlons plus. Au contraire, le 7 À NOUS réitère le choix d’une propriété unique et collective pouvant être défendue dans l’espace public. Ce choix nous apparaît conséquent avec la mission du Bâtiment 7. Mais aussi en fonction d’une réflexion sur la propriété privée qui fait défaut dans une perspective de transformation radicale de la société. Bref, l’enjeu de la propriété est un élément fondamental du système capitaliste très peu discuté dans la gauche, toutes tendances confondues.

C’est de plus dans ce contexte qu’un groupe militantEs au Bâtiment 7, regroupéEs dans le CHAT (Collectif d’HabitantEs contre l’Appropriation du Territoire) a publié une réflexion afin de renforcer l’enjeu de la propriété comme facteur de critique et de lutte contre le capitalisme.

Nous reproduisons ci-bas, cette réflexion à partir d’une situation concrète sur le territoire montréalais, territoire non-cédé.

 

Pour une propriété unique et collective du Bâtiment 7 :

Plaidoyer pour le Bien Commun

 

L’enjeu politique du droit de propriété

Ce choix pour le Bâtiment 7 de maintenir une propriété unique et collective, bien qu’elle soit privée, confronte en partie la notion dominante de la propriété privée[1] dans notre société, base sur laquelle est construite et fonctionne la société capitaliste. Pour le CHAT, s’y ajoute le fait que la propriété privée va fondamentalement à l’encontre de la conception traditionaliste des Premières Nations (nous y revenons plus loin) pour qui « La terre n’appartient à personne, mais nous appartenons la Terre ». Le CHAT croit que, si la communauté du B7 veut vraiment lutter en faveur du Bien commun, elle doit être en phase avec la lutte anticoloniale que mènent les Premières Nations contre les divers gouvernements au Canada. Dans cet esprit, le 7 ÀNOUS doit se positionner contre toute stratégie ou action qui favoriserait le renforcement ou le maintien de la notion de propriété privée.

 

Le CHAT constate que, dans le litige qui l’oppose au projet Bâtiment 7, la Fonderie Darling/Quartier Éphémère, un groupe de diffusion d’art contemporain, fait le choix politique de vouloir posséder une propriété privée distincte[2] (co-propriété) du projet Bâtiment 7, contribuant ainsi, non seulement à maintenir, mais à renforcer la logique de la propriété du système capitaliste. Ce faisant, Fonderie Darling/Quartier Éphémère renie son engagement signé en 2011 à l’effet de doter la communauté de Pointe-Saint-Charles d’un bâtiment à propriété unique et collective.

Ici, et c’est d’autant plus honteux, que Fonderie Darling/Quartier Éphémère se sert du droit de propriété capitaliste pour imposer par la voie « légale » son projet d’Ateliers d’artistes (RAIL) sans faire l’effort d’une forme ou autre de conciliation avec la communauté du B7[3].

Bref, en se retirant unilatéralement et sans motif de la dynamique sociale, économique et culturelle qu’essai de bâtir la communauté du Bâtiment 7 dans le quartier Pointe-Saint-Charles, Fonderie Darling/Quartier Éphémère fait le choix de se retrancher dans une vision « affairiste » et de ce fait, de donner priorité à des relations « d’affaires » entre co-propriétaires dans la logique de 2 voisins qui peuvent totalement s’ignorer.

Pour le CHAT il y a des raisons politiques et des raisons pratiques de défendre une propriété unique et collective pour le projet de Fabrique d’autonomie collective que constitue le B7. Sans aller dans un débat approfondi sur cette question de propriété, nous pensons qu’il faut tout de même essayer de comprendre quelques motivations importantes de ce choix de la propriété unique et collective promu par le 7 ÀNOUS. Il ne faut pas le cacher, il s’agit bien d’un choix politique qui entraîne des manières différentes de s’organiser, de créer des liens ou de s’intégrer dans une communauté plus large.

Le souhait et la volonté de la petite communauté du B7 d’expérimenter son projet dans un bâtiment à gestion unique et collective est un élément déterminant de la mission qu’elle s’est donné depuis le tout début de son aventure collective en 2009. Si Fonderie Darling/Quartier Éphémère refuse toute forme de compromis dans une proposition que lui a offert le 7 ÀNOUS en juin 2019 c’est qu’il a décidé de se dissocier totalement de la vision collective et communautaire promue par le projet Bâtiment 7. Fonderie Darling/Quartier Éphémère a le droit de prendre une telle décision, mais elle doit savoir qu’elle provoque une dissension et une division majeures au sein même d’une petite collectivité et ce sur la base de faire valoir un droit à la propriété privée. Cette dissension, majeure dans les circonstances, génère un conflit politique et nous croyons que le 7 ÀNOUS doit relever ce défi maintenant s’il veut se donner les meilleures chances possible de créer du Bien commun avec le projet Bâtiment 7.

 

L’immobilier dans le secteur résidentiel

Le droit à la propriété privée est un des principes de base qui fonde la société capitaliste. Dans notre système capitaliste, le droit de propriété n’est cependant pas un droit absolu. Avec le temps ses effets et ses modalités d’application ont été « adoucis ». Les pressions des mouvements sociaux, à travers le temps, ont forcé les États à intervenir pour le maintien de la paix sociale. Par exemple l’État québécois a mis sur pied un système de santé et d’éducation publiques, tout en devenant propriétaire d’un certain nombre de bâtiments (hôpitaux, CHSLD, établissements scolaires, etc.) et d’infrastructures. C’est ce qu’on identifie généralement comme le Bien public (une sorte d’abus de langage quand on voit sa lente dégradation dans l’ère où l’on vit). C’est le cas des HLM dans le secteur immobilier qui servent à loger des ménages à faible revenu. Étant par la Loi retirés du marché, les HLM représentent une restriction au marché du droit de propriété privée. Mais dans un système capitaliste, cela n’est jamais définitivement à l’abri des retournements comme l’a démontré la privatisation d’une grande partie du parc HLM par le gouvernement Thatcher dans les années 1980[4].

Outre les HLM, il existe d’autres types de propriétés qui sont exclues du marché immobilier par une loi et des règles. Les coopératives d’habitation et les OSBL logement sont dans cette catégorie même si elles sont des propriétés collectives de type privées, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas la propriété de l’État, mais d’une entité morale selon la 3e partie de la Loi des compagnies. Bref, les locataires de ces immeubles ne sont pas propriétaires individuels de leur logement.

Sur le marché privé du logement il y a une panoplie de mode de possession toute soumise au principe de l’offre et de la demande et selon le bon vouloir des propriétaires.  Les maisons individuelles, les duplex ou autres multiplex, les immeubles en co-propriétés (condo), généralement occupés par des propriétaires individuels, etc.

Même s’il y a des restrictions à l’exercice cela n’invalide aucunement le fondement du droit de propriété privé qui demeure la base du système et qui est vigoureusement soutenu par un ensemble juridique complet et mis en valeur par tous les gouvernements et leurs institutions comme le seul modèle légitime[5]. D’ailleurs, la grande majorité des aides gouvernementales vont à l’accession à la propriété privée, entre autres pour « la classe moyenne » (aide à l’achat, à la rénovation, congé de taxes, etc.).

Il s’agit bien sûr d’un choix politique fait par tous les gouvernements qui est présenté comme un « droit naturel » comme l’a théorisé John Locke (1690). Cette conception du droit à la propriété vient de loin, car il découle du droit romain qui faisait de la propriété individuelle un droit absolu[6]. Dans ce contexte, le CHAT constate que ce droit à la propriété privée est dans les faits constitutifs de la politique de tous les gouvernements au Canada. Et c’est en fin de compte ce qui permet, par exemple, l’exploitation tous azimuts des ressources, dont le pétrole, sur les terres ancestrales des Premières Nations.

L’immobilier dans le secteur commercial et industriel

Dans le secteur dit commercial, qui est la situation du B7, c’est pratiquement la « loi de la jungle ». C’est l’offre et la demande sous forme de contrat (bail commercial) qui gère les pratiques. Ici, l’immobilier est essentiellement une marchandise offerte sur le marché. Le bail commercial type ne comporte pas de clauses de protection particulière pour le locataire. Le propriétaire d’un bâtiment commercial peut refuser unilatéralement de renouveler un bail commercial alors que dans le résidentiel ce dernier est soumis à une série d’exigences protégeant le locataire. Ainsi ce « droit du plus fort » peut produire des effets dramatiques. Ainsi, par exemple, on a vu à l’hiver 2019-2020, un refuge fréquenté par des SDF être fermé brusquement par une reprise de bâtiment, une ancienne église revendue sur le marché du secteur Square Cabot (métro Atwater). Dénoncé par des intervenants sociaux, il a fallu le scandale de plusieurs morts en quelques semaines, de personnes qui le fréquentait et qui s’étaient retrouvés à la rue, pour que l’État intervienne financièrement et assurer un minimum de financement pour la réouverture d’un nouveau refuge pour une population complètement marginalisée.

Mais il faut aussi mentionner que dans le secteur commercial et industriel des organismes sans but lucratif (OSBL) ou des coopératives possèdent des bâtiments dont les conseils d’administration gèrent au profit de leur mission et de leurs membres. Même s’il existe certaines règles visant à rendre « plus difficile » la remise des propriétés à la vente libre sur le marché privé, celle-ci n’est nullement exclue.

 

Lutte pour le Bien Commun :

Vers un affaiblissement du droit de propriété privée

 

Le CHAT, constatant que le concept de propriété privée est largement intégré à la logique capitaliste et qu’il est un facteur de domination et d’inégalité sociale, propose de lutter pour développer une alternative viable et surtout une alternative qui favorise le Bien commun plutôt que la constante compétition marchande. Le CHAT avance donc 4 propositions permettant au 7 ÀNOUS de se positionner sur une base cohérente à sa mission.

  1. Prioriser un « droit d’usage » plutôt que des relations entre propriétaires

Le CHAT croit qu’il faut favoriser l’implantation et le développement d’un droit d’usage des espaces tel qu’expérimenté actuellement au Bâtiment 7. C’est une raison supplémentaire pour le faire au sein d’une propriété unique et collective. Sur cette base de droit d’usage, il est plus facile d’utiliser les mécanismes de fonctionnement démocratiques tels que pratiqués au B7 pour gérer son fonctionnement et résoudre les problèmes que les groupes et les gens ont en commun.

En privilégiant le droit d’usage, Le CHAT l’oppose à la solution prônée par Fonderie Darling/Quartier Éphémère qui est d’avoir 2 copropriétés privées distinctes. La position de Fonderie Darling/Quartier Éphémère donne dans la pratique, une prédominance au terrain légal et à l’intervention des avocats[7]. En effet, à la moindre difficulté dans la négociation, les efforts de recherche de compromis et de consensus sont mis de côté alors que, selon le CHAT « l’utilisation du légal » devrait servir seulement d’ultimes recours lorsque tous les autres mécanismes ont été épuisés. C’est le sens des rapports visant le compromis que nous voyons s’installer au Bâtiment 7, incluant le rôle du Cercle Nœuds et conflits implanté et actuellement fonctionnel dans la communauté du B7. Dans cette perspective, le projet du Bâtiment 7 invente petit à petit sa propre signification du droit d’usage.

D’autre part, le droit d’usage fait ressortir un lien avec la recherche et le partage du Bien commun. Ainsi, droit d’usage et Bien commun sont une combinaison pouvant aider la communauté du 7 ÀNOUS à avancer vers une sortie du capitalisme.

 

  1. Poursuivre un projet d’expérimentation sociale autogéré

Le CHAT voit dans la gestion collective au sein d’une propriété unique et l’utilisation d’un droit d’usage des outils et une voie pour mieux connecter avec les besoins du quartier Pointe-Saint-Charles. Que ça soit pour établir plus de justice sociale et de solidarité, bref, pour poursuivre plus facilement le projet d’expérimentation sociale au sein de la Fabrique d’autonomie collective, ce beau nom qui chapeaute la mission du Bâtiment 7.

Au sein de la Fabrique d’autonomie collective du Bâtiment 7, et depuis le début de l’aventure, le modèle de la propriété privée individuelle (regroupement de propriétaires d’espaces privés) a été volontairement écarté. Le CHAT n’ose pas imaginer les tensions supplémentaires si chaque projet (Le Détour, les Sans Taverne, la Coulée, etc.) et chaque atelier (vélo, mécanique, etc.) était propriétaire de son espace. Bien sûr que ce genre d’organisation en co-propriété existe ailleurs. Mais les rapports ne se gèrent souvent qu’à partir de l’intérêt financier de chacun, bref la suspicion est souvent de mise pour défendre « son bien », la propriété. Le CHAT n’ignore pas qu’au sein du B7 chaque groupe autonome défend des intérêts propres et légitimes. Mais ceux-ci sont en quelque sorte « encadrés » dans un esprit et des mécanismes dont la règle d’or est basée sur la recherche du compromis et du « vivre ensemble », bref, l’expérimentation d’un projet autogestionnaire.

Le projet d’expérimentation sociale du B7 et l’application d’un droit d’usage impliquent évidemment des principes.  Affirmer :

 

  • Que le B7 constitue une communauté, c’est-à-dire un regroupement de personnes qui partagent un projet commun (mission), dans un lieu où les espaces sont partagés selon les besoins des divers projets autonomes;
  • Qu’en tant que communauté, le B7 travaille à s’insérer dans la communauté plus large que constitue le quartier Pointe-Saint-Charles en favorisant un maillage des cultures et des besoins sur la base d’une solidarité sociale et économique;
  • Qu’au niveau politique il n’y a pas d’exécution des décisions sans participation au processus de prise de décision (délibération et déterminations collectives par les intéresséEs eux-elles mêmes);
  • Que l’usagerÈre d’un Commun est liée aux autres usagerÈres de ce même Commun par la coproduction des règles qui déterminent l’usage commun.

Mais comment travailler à renforcer la position du Bien commun ? Nous l’avons dit, dans la société capitaliste, tout est considéré comme une marchandise sur laquelle on peut négocier et faire des profits. Penser au Bien commun c’est plutôt penser à « comment partager ce qui appartient à la communauté » dans le seul but d’améliorer la qualité de la vie dans une communauté. Le CHAT propose une étape supplémentaire possible dans le système de droit de la société.

 

  1. Céder le terrain à une Fiducie foncière

Le CHAT pense que si une communauté veut développer la notion de Bien commun, comme dans le cas du projet Bâtiment 7, cette communauté doit se donner les moyens pour le faire. Un de ces moyens est de placer le Bâtiment 7, à un cran supplémentaire, à l’abri du marché. Un des moyens existant dans la société est de céder le « fond de terrain » à une fiducie foncière ayant un mandat de maintenir des fonds de terre à perpétuité hors du marché. Une telle décision confirmerait encore plus le désir d’une communauté de se consacrer à faire vivre un droit d’usage au sein de la propriété collective. Depuis de nombreuses années, des fiducies foncières existent autant aux É.-U. qu’au Canada et au Québec. Elles servent pour la plupart à protéger l’environnement ou l’agriculture paysanne ou collective en retirant du marché des parties du territoire. Une sorte de grignotage sur l’immense emprise de la propriété privée.

  1. Redéfinir notre appartenance au territoire

Dans cette 4e proposition, le CHAT propose au 7 ÀNOUS de préciser plus longuement le lien qu’il entend faire entre l’enjeu de la propriété au Bâtiment 7 et celui posé par « les Gardiennes et les Gardiens de la Terre » chez les peuples autochtones.

Politiquement, le CHAT pourrait démontrer que le territoire est une marchandise à profit pour le « plus offrant ». Comment, le territoire urbain (mais aussi rural) est-il soumis à la « loi de la propriété privée » à travers les règlements d’urbanisme, les lois et les programmes favorisant l’accession à la propriété au détriment du « droit au logement », la mainmise de l’industrie immobilière sur le développement et l’aménagement des quartiers, etc. ?

Ce genre d’analyses critiques et de constatations sont très bien documentées. Toutefois, elles n’inquiètent qu’une minorité et les mobilisations et la résistance à l’encontre des conséquences du « tout à la propriété privée » (contre les évictions, les démolitions, etc.) donnent peu de résultats efficaces. À ce titre, il nous faut affirmer que les luttes victorieuses contre le déménagement du casino (2005-2006) et la récupération du Bâtiment 7 (2009-2018) sont des exceptions qui confirment la règle.

D’autre part, une grande absence subsiste de ces analyses urbanistiques : elles évitent la plupart de temps de se pencher sur le fond du problème : « l’appropriation du territoire ». Alors que l’industrie immobilière, supportée par les autorités politiques, décime les quartiers populaires, entre autres par des expulsions massives de ménages à revenus limités, la résistance est faible. Nos quartiers sont remodelés en fonction des tendances du marché. Et ça s’adonne que le Bâtiment 7 est justement au cœur de cette dynamique. Même si la communauté locale a sauvé de la démolition un bâtiment pour en faire un lieu d’organisation collective, la tentative de Fonderie Darling/Quartier Éphémère d’amputer 30% de la propriété collective à ses fins particulières sous la forme d’une propriété privée.

Même dans les milieux de gauche nous ne sommes pas toujours conscientEs de l’importance du territoire dans la construction d’une vie collective autour du Bien commun. Beaucoup, parce qu’en milieu urbain l’enjeu du territoire n’apparaît pas « flagrant », ne saute pas aux yeux comme élément important de la logique capitaliste. Alors, le CHAT, afin de faire ressortir l’idée que la notion de propriété privée associée au territoire représente une cible ennemie de première importance, propose de délaisser pour le moment la critique autour des luttes urbaines telles qu’on les connait. Le CHAT invite plutôt à nous sensibiliser à cette dimension fondamentale du territoire à partir des luttes anticapitaliste et anticolonialiste menées par et au sein des peuples autochtones.

 

L’importance fondamentale du territoire

Plusieurs d’entre nous ces dernières années ont été outrés par l’indifférence et les répressions que subissent les autochtones de la part des divers gouvernements. Que ce soit au travers des conditions de vie, des préjugés, des actions de la police, de l’application des lois coloniales, etc. Une « certaine conscience » de situations intolérables s’est répandue graduellement dans la population en général.  Même qu’on voit reprendre et utiliser de plus en plus l’expression que « nous vivons sur un territoire non cédé », faisant référence, du coup, à la longue histoire de l’implantation coloniale au Canada. Et lorsqu’on se met à examiner cette histoire d’un angle critique, on voit bien que l’enjeu du territoire est un enjeu de fond qui s’insère évidemment dans celui plus étendu de la reconnaissance des Nations autochtones et de leurs cultures au sens large (langue, rapport à la nature, fonctionnement « démocratique », rôle des femmes, etc.).  Ces enjeux étaient là voilà quelques siècles, ils sont probablement encore plus présents aujourd’hui entre autres à cause de l’expansion phénoménale du capitalisme d’extraction qui envahit les territoires.

Je joins ici deux extraits de « Mythes et réalités sur les peuples autochtones » un document récent (2019) de plus de 170 pages, écrit par Pierre Lepage Mythes et réalités sur les peuples autochtones et produits conjointement par l’Institut Tshakapesh et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. Nous n’analysons pas ici le contenu du document. Nous mentionnons seulement que les 2 extraits sont des « constatations » aujourd’hui acceptés dans la plupart des très nombreuses analyses produites à travers les années.

L’intérêt de ces 2 extraits est de saisir d’où viennent les débats actuels, les interminables négociations et les rapports de force entre les peuples autochtones et les gouvernements et au sein même et entre les peuples autochtones.

1er extrait : à la page 64 on peut lire :

D’abord, les notions mêmes de propriété privée et de cession de droits étaient complètement étrangères aux sociétés autochtones. Chez ces sociétés, les notions relatives à la terre font plutôt référence à un lien de responsabilité et de gardiennage à l’égard du territoire. La terre, elle, n’appartient à personne. « Comment pourrait-on céder ou vendre ce qui n’appartient à personne? »

2e extrait : à la page 65 on peut lire :

Les traités numérotés, des doutes sur un consentement libre et éclairé de la partie autochtone

« Plusieurs facteurs permettent de croire que le consentement de la partie autochtone à certains traités a pu être vicié. Le premier motif est évidemment l’inexistence du concept de propriété privée dans les conceptions autochtones traditionnelles des relations entre l’humain et la terre. Ainsi, il était nécessaire pour les commissaires gouvernementaux d’expliquer en détail quelle était la signification d’une cession de territoire. Or cela ne semble pas avoir été fait. Lors des négociations, l’accent a souvent été mis sur le droit illimité de chasser et de pêcher et sur le maintien du mode de vie des Autochtones. Une étude menée auprès d’anciens des tribus de l’Alberta a démontré que les Autochtones ne comprenaient peu ou pas la signification de la cession de territoire. Une décision judiciaire audacieuse a même déjà tenu compte de cette possibilité de « failure in the meetings of the minds ». Par ailleurs, une commission mise sur pied en 1957 pour enquêter sur la mise en œuvre des traités no 8 et 11 a conclu que les Autochtones ne comprenaient pas le contenu de ces traités, notamment à cause d’une très mauvaise traduction des négociations et de la confiance que leur avait inspirée la présence des prêtres et de fonctionnaires hautement respectés. Même à cette époque relativement récente, les commissaires ont dû constater que les Autochtones ne savaient pas différencier le droit de chasse du droit de propriété de la terre. Puisque les négociateurs avaient assuré les Autochtones qu’ils pourraient toujours continuer à chasser, on peut inférer qu’il existe une distorsion majeure entre la compréhension autochtone et la compréhension européenne de ces traités. D’autres irrégularités semblent également avoir été commises, comme la désignation de chefs autochtones par les commissaires gouvernementaux et non par les Autochtones eux-mêmes. Il va sans dire que les individus choisis étaient favorables à la conclusion d’un traité favorable à la Couronne. » (Grammond, 1995 : 107-108)

On voit donc :

  1. Deux visions opposées du rapport au territoire,
  2. Des traités signés que les autochtones ne comprenaient pas, ni la signification, ni les conséquences.

 

L’écologie (l’environnement) s’invite dans le débat

Au cours des dernières années, la catastrophe climatique en cours est devenue une préoccupation majeure. En fait foi, la manifestation d’un demi-million de personnes dans les rues de Montréal en septembre 2019.  Mais ce genre d’action ne dérange pas outre mesure les élites, quoique les plus clairvoyantes d’entre elles s’inquiètent des conséquences des bouleversements climatiques sur le cours de leurs fortunes. L’enjeu du climat affecte déjà autant les urbains, les ruraux que les peuples autochtones. Un lien stratégique militant peut se nouer autour de cette question.

Mais, la véritable fronde politique pour les pouvoirs de domination se dessine depuis les 50 dernières années avec la résurgence des luttes des Peuples autochtones à travers le monde. Ils nous indiquent une voie : la lutte pour la vie. Celle-ci est essentiellement cousue au territoire comme vecteur de cette vie.

Plus près de nous, par un concours de circonstances tragiques liées au passé et aux présents coloniaux des divers gouvernements au Canada, l’enjeu du territoire, de « sa propriété » et de son utilisation refont surface régulièrement sur la scène politique. Les derniers événements, autour de la lutte de la nation Wet’suwet’en en Colombie-Britannique, qui a mené au blocage des voies ferrées durant plusieurs semaines en février et mars 2020. Fait remarquable, des autochtones et des allochtones ont soutenu activement ces blocages et ont forcé la « reprise des négociations » entre autochtones et gouvernements.

Ainsi, là où 500 000 personnes à Montréal ont échoué à faire réfléchir un gouvernement, quelques blocages de voies ferrées par quelques dizaines d’occupantEs ont forcé les pouvoirs de domination politique et économique à reprendre des négociations.

 

Le litige visible : la construction du gazoduc Coastal GasLink, un pipeline qui doit traverser les terres ancestrales et non cédées Wet’suwet’en.

La fronde politique : la perturbation de l’économie capitaliste.

L’enjeu de fond : le territoire et son appropriation.

 

Conclusion :

Le CHAT pense que la communauté du Bâtiment 7 a tout intérêt à considérer l’enjeu de la propriété comme un enjeu de fond autant pour son avenir que pour l’avenir des communautés locales comme celle de Pointe-Saint-Charles et que celui de la société dans laquelle nous vivons.

Cela veut dire que le 7 ÀNOUS doit rejeter la notion de propriété privée dans la construction de son projet de Fabrique d’autonomie collective et se positionner clairement en faveur d’une approche qui s’inspire de cette idée millénaire, prônant le respect entre l’Humain et la Terre telle que pérennisée par plusieurs peuples autochtones à travers le monde.

Notes:

[1] C’est évidemment le fait qu’elle soit collective qu’elle se distingue partiellement du « propriétaire unique » puisqu’elle peut être gérée de manière démocratique sinon autogérée par ses membres et participantEs. Toutefois, même collective elle continue d’être soumise à la logique capitaliste (taxes, système d’évaluation marchand, coût des matériaux, etc.)

[2] Cette exigence d’une propriété distincte découle d’une « entente forcée » de 2014 avec Fonderie Darling/Quartier Éphémère. Au début de la lutte en 2009 Quartier Éphémère, membre du Collectif 7 à nous a été mandaté sur une base de confiance mutuelle au nom du Collectif 7 à nous dans le transfert du Bâtiment 7 vers le Collectif 7 à nous. En 2013 Quartier Éphémère s’est retiré du 7 ÀNOUS sans raison apparente et a rompu moralement et éthiquement son engagement de céder le bâtiment 7 au 7 ÀNOUS. De fait, Quartier Éphémère a profité du fait qu’il était devenu légalement propriétaire du Bâtiment 7 pour imposer ses conditions au Collectif 7 à nous lors du transfert au Collectif 7 à nous.

[3] Il est crucial de rappeler que suite à des discussions entamées en juin 2018 entre Quartier Éphémère/Fonderie Darling et le Collectif 7 ÀNOUS, ce dernier a présenté une proposition d’aménagement des espaces dans le Bâtiment 7. La seule et unique réponse officielle de la part du Quartier Éphémère/Fonderie Darling en décembre 2019 fut une lettre d’avocat exigeant le transfert des sections B3/B4 sans aucune réponse à la proposition faite par le Collectif 7 ÀNOUS.

[4] De 1979 à 1997, 1 284 000 logements, soit 24,6 % du parc immobilier public (essentiellement les mieux situés), furent ainsi privatisés, les locataires devenant propriétaires à un prix très avantageux. Le rêve d’accéder au statut de propriétaire de son logement est devenu un piège financier insoutenable. En 1996, environ 300 000 de ces logements avaient été repris par les banques et des groupes immobiliers privés. LOGEMENT SOCIAL : LE MODÈLE THATCHER PAR WILLIAM LE GOFF ET SYLVAIN DELALOY (*), L’Humanité, 6 novembre 2001.

[5] Dans la vision traditionaliste des Premières Nations, la notion de propriété privée et d’appropriation du territoire n’existe pas, mais elle n’a aucune reconnaissance. Voir « Les Droits de Propriété autochtones et Le Règlement des Différends »: un Essai critique, Pascal Côté et Laëtitia Tremblay, juin 2000).

[6] Usus, fructus et abusus, le droit d’user et d’abuser d’une chose. Abuser, c’est-à-dire aller au-delà de l’usage. À Rome, on appelait aussi la propriété le droit des étrangers, puisqu’elle permet de s’extraire des normes et des coutumes de la collectivité; le propriétaire se fait lui-même étranger, se pose en adversaire de la collectivité après s’en être retiré.

[7] Le CHAT constate que Fonderie Darling/Quartier Éphémère a justement utilisé la voie légale comme réponse à la proposition concrète que lui a présentée le 7 ÀNOUS en juin 2019.

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